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Couverture du livre La comédie du Caire - Actes SudLa comédie du Caire

Actes Sud, 2006

Au Caire dans les années 1970-1980, Helen, irlandaise, vit mariée à Youssef Iskander. Elle a eu de lui une fille, Djehane, mais ne s'est jamais sentie intégrée pour autant. Elle est et restera pour tous "L'Irlandia".
Après le suicide inexpliqué de son mari, la jeune femme rentre en Grande-Bretagne, croyant s'être enfin défaite de cette Egypte pour laquelle elle n'avait jamais éprouvé que répulsion. Mais Le Caire a insidieusement pris possession de sa mémoire et de tout son être. Elle est condamnée à se souvenir sans cesse.
Non sans ressentiment contre l'homme qui l'a trompée, contre l'Egypte suffocante, contre la mégapole sale, grouillante, mais à jamais obsédante, Helen reprend le fil de l'histoire : Youssef, et sa morgue mélancolique de fils de pacha ruiné ; le vieux passeur qui les regardait avec bienveillance, quand, étudiants amoureux, ils prenaient le bac pour traverser le Nil ; les amis du temps où l'on dînait "chez Helen et Youssef".
Comme dans une galerie de portraits, surgissent le coopérant français faisant miroiter à son petit ami arabe le rêve du voyage en France, Euphrasie, l'artiste chypriote, vierge folle bernée par Georges, Araby le simplet, le boy soigneux qui vole tout aussi soigneusement ses quelques piécettes par jour pour se payer le taxi, Malika qui use de son corps de belle fellah pour grimper dans l'échelle sociale.
Au fil des pages, le lecteur voit ainsi se dérouler une fresque citadine dans laquelle les destins des personnages s'entrecroisent à la manière balzacienne. La ville, ses rues, ses marchés, ses odeurs, ses quais, est sans cesse présente, vivant dans le souvenir d'Helen, puisant dans ses artères, comme le centre vital de ce récit de nostalgie à contresens, puisque fait de rancœur.

 

 

 

 

 

 


Presse

 

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Article paru dans La Nouvelle RépubliqueArticle paru dans Le Populaire


Première partie

 

UN GRAMOPHONE ROUGE

 

L'Irlande lui manquait atrocement aux premiers temps de son mariage avec Youssef ! Le mal du pays avait pris des proportions extravagantes. Helen aurait vendu son âme pour se retrouver, petite figure au milieu des paysages verdoyants, terres imbibées d'eau, ciels fécondants, tableautins ouverts comme des fenêtres sur les murs brûlants de juillet. Elle détestait l'Egypte ! Cette poudre grisâtre, accumulée de siècle en siècle, ce pays en haillons, ces maisons sales et inhospitalières, lieux de passage et non de repos, où tout n'était que courants d'air. Longtemps elle s’était battue contre la crasse et les vents coulis pour recréer dans ce pays maudit un intérieur, un endroit où l'on puisse vivre, aimer, se souvenir.

C’était avant la naissance de Djehane. Avec sa belle famille, des coptes amidonnés comme des surplis de curé, la jeune femme avait défini un "modus-vivendi" basé sur la distance, le respect mutuel. On avait beau lui donner de la "chère Helen", elle n'en ignorait pas qu'elle resterait toujours "Helen l'Irlandia". Le cérémonial des voeux pour Noël et le Nouvel An, l'effort lui aurait semblé largement suffisant, s'il n'y avait eu l' effroyable fête du printemps à laquelle on ne pouvait se soustraire. Et qui aurait pu échapper à la puanteur qui imprégnait le jour de "Cham El Nessim " ce pays en décomposition? La bonne idée chez ce peuple moutonnier de rassembler annuellement toute sa parentèle pour festoyer, au pied des Pyramides de Guizeh, de poisson avarié et d'œufs durs ! Youssef avait bien essayé d’éveiller son intérêt avec ses histoires de coutumes aussi vieilles que le monde, de pérennité du mythe pharaonique, de renaissance de l’Osiris remembré avec le Printemps. Des œufs qui contiennent l'univers en germe et des poissons à l'origine de la vie, Helen ne retenait que l'odeur, offusquante, qui montait brutalement des milliers de bocaux où les précieux symboles avaient macéré durant toute une année.

Chez elle, elle fermait la porte sur l'Egypte et elle recréait l'Europe, son Europe: deux bougies rouges posées sur le piano droit, la table de merisier et les chaises cannées de la salle à manger, quelques chers portraits sur des guéridons enjuponnés, le velours prune du canapé aux coussins festonnés. La bibliothèque croulait sous les livres en anglais; remparts de De Quincey, Coleridge, Beckford, Byron, tous ses chers rêveurs du XIXème siècle, bousculés par les éveillés du XVIIIème, Johnson, Tackeray et, les dominant tous, raflant un bon mètre de rayonnage pour lui tout seul, Shakespeare au complet. Chaque oeuvre fanatiquement dénichée dans les vieux stocks des libraires ou chez les bouquinistes de l'Esbekiah qui se souvenaient de l'époque où les officiers anglais se pressaient à l'opéra du Caire. Elle trouva un refuge supplémentaire dans la peinture en s'inscrivant aux cours de l'école Léonardo Da Vinci. De mois en mois ses toiles se mirent à proliférer sur tous les murs. Des toiles qui ne figuraient bizarrement que des ponts et des tours, noyés dans des spirales de brume, à la manière de Turner. L'hiver, seulement l'hiver, quand, derrière les vitres, naviguaient des nuages gris et que le bois de sycomore crépitait dans la cheminée, la jeune femme avait l'illusion de l'Irlande. Certains soirs, poussée par les amis, si le dîner avait été particulièrement chaleureux, elle s'asseyait au piano et chantait. Elle était alors heureuse, enivrée. De petites flammes semblaient danser dans les verres teintés de sang, sur les visages rouges de plaisir, sur les épaules des femmes et dans les yeux de Youssef.

C’est un de ces hivers qu'elle acheta le gramophone rouge.
Elle l'avait remarqué chez le brocanteur de la rue de Bagdad, à travers les vitrines encombrées de porcelaine poussiéreuse et de cristaux ternis, insolent, avec son pavillon pourpre, comme une campanule démesurée. Elle le paya sans réfléchir, vingt livres qu'elle avait dans son sac pour régler sa couturière et elle rentra en toute hâte, pour guetter la camionnette qui devait le lui livrer. Une fois installé dans un angle du salon, il semblait irradier la pièce tout entière. Helen n'en avait jamais vu d'aussi grand ni d'aussi beau ! L'acajou du socle ne présentait pas une éraflure et portait en médaillon le logo de Pathé et son chien, attentif depuis l'aube du siècle. Le bras mobile s'enroulait comme une trompe et le pavillon éclatait, incroyablement pourpre, sous les lumières du lustre.
Youssef haussa les épaules mais s'installa désormais dans la chambre du nord, à l'autre bout de l'appartement, pour faire ses traductions, irrité des rengaines de Berthe Silva et de Tino Rossi qui tournaient tout le jour sur le plateau de velours noir. Les amis se déclarèrent tous émerveillés . Jaloux, certains se mirent en tête de le lui acheter, Dimitri était le plus acharné. Helen refusait toujours. L'engouement de tout le petit groupe lui rendait le gramophone d’autant plus précieux. Ariane en dénicha bien un autre qu'elle s'empressa de peindre en mauve, mais ce bibelot chétif ne pouvait se comparer au somptueux gramophone rouge dont les accents profonds, emportaient pour un tango Georges et Euphrasie, Dimitri et Marie.

La plupart s’étaient rencontrés chez Helen. On disait "chez Helen" et jamais "chez les Iskander", ou même "chez Helen et Youssef". Helen, emblème de l'Europe et de la modernité, avec ses jupes courtes qui dévoilaient sans vergogne ses cuisses, ses idées sur tout, sa bibliothèque où l'on piochait librement, son whisky en soirée et ses irish coffees après minuit. Tout ce dont s'entichait Helen devenait illico pour le petit groupe la dernière des nouveautés. Son gramophone, pour le coup, avait discrédité les plus sophistiquées des chaînes Hi-Fi importées du Japon.
Aziz, le domestique, ne passait le plumeau qu'avec répulsion sur cet objet d'un autre âge, indigne de rivaliser avec le plus banal transistor, il l'aurait volontiers donné au chiffonnier ambulant. Il cessa de ricaner quand le petit salon fut envahi par d'autres gramophones de toutes tailles et de tous modèles: deux petits à pavillon de cuivre, ravissants et sans prétention; un gramophone à rouleau; un autre, rustique de chêne blond; un espiègle, un voyageur, qui savait s'escamoter pour se transformer en mallette. Chacun acquis au prix de recherches labyrinthiques dans les souks et chez les particuliers et de ruses dégradantes pour en cacher le prix à Youssef. Au milieu de cette collection hétéroclite, le gramophone à pavillon rouge trônait, incomparable, dans son éclat pourpre. Il fallut faire de la place pour ces nouveaux arrivants, on sacrifia les vases, les portraits et les napperons des tables basses, le piano fut oublié, seuls les disques noirs tournaient de jour comme de nuit.